Par Léa Drouelle

Lorsqu’il il s’agit de se lancer dans un projet de placements financiers, les femmes sont nettement moins avantagées que les hommes. Quand ce n’est pas le syndrome de l’imposteuse qui les freine, elles se retrouvent confrontées au femwashing des banques ou au mépris des conseillers. Heureusement, elles peuvent désormais se tourner vers des plateformes et médias, véritables safe spaces qui les invitent à s’emparer des cordons de la bourse et à parler finances, sans honte, ni tabou. 

Pas faites pour ça”, “moins douées”… Lorsqu’il s’agit de parler argent et de prendre le contrôle de son épargne, les femmes se heurtent à des représentations culturelles qui ont la vie dure et contribuent à creuser les inégalités de genre. C’est ce que les anglophones appellent le “gender investing gap”. Les études relatives à l’écart d’investissement hommes-femmes en France datent d’il y a quelques années. Si les chiffres varient, elles dénotent toutefois une nette différence à la faveur des hommes. Une récente enquête réalisée par la banque allemande mobile N26 dans cinq pays d’Europe (dont la France) estime par exemple que les femmes européennes investissent en moyenne 29 % de leurs revenus mensuels en moins que les hommes européens.

Dans notre pays, ces différences sont bel et bien palpables au sein de la société. Rappelons qu’en France, l’autorisation d’obtenir un carnet de chèques et d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation du mari date de… 1965 ! Pourtant, presque soixante ans plus tard, les femmes vivent encore avec cette idée tenace qu’elles sont moins capables de faire prospérer leurs finances. Lorsque l’on creuse pour en comprendre les raisons, on se rend rapidement compte que cela n’a pas grand-chose à voir avec un prétendu niveau de connaissances nettement supérieur chez les détenteurs du chromosome Y. Dans une enquête OpinionWay réalisée pour la société de gestion ATLAND Voisin et la plateforme de crowdfunding Fundimmo publiée en février 2022, 52 % des femmes déclarent “ne pas s’y connaître” en matière de finance. “Même si les femmes sont plus nombreuses à déclarer ne pas s’y connaître, la différence de connaissances n’est pas si flagrante. Cela prouve bien qu’en France, les hommes autant que les femmes s’y connaissent peu en matière d’éducation financière”, considère Deborah Labre, directrice du Développement de Fundimmo.


Mais les femmes sont en revanche rattrapées par une réalité économique, à commencer par celles des inégalités salariales, qui impactent leur pouvoir d’achat à bien des niveaux et qui peuvent les freiner dans leur volonté d’investir, à fortiori dans des placements considérés comme “risqués”. Selon des estimations de l’Insee, la baisse du niveau de vie après les deux années suivant une séparation au sein d’un couple hétérosexuel s’élève à 22 % pour les femmes… contre 3 % pour les hommes. “Les femmes se retrouvent à quai, tandis que la locomotive du conjoint continue de filer,” illustre très justement la journaliste Lucile Quillet, autrice de l’ouvrage « Le prix à payer : ce que le couple hétérosexuel coûte aux femmes« , paru en 2021 aux Éditions Les liens qui libèrent.

D’autant que les femmes peinent, encore aujourd’hui, à trouver leur place lorsqu’il s’agit d’investir à deux. “Lorsqu’elles sont en couple avec un homme, elles ont tendance à davantage laisser leur conjoint gérer les investissements”, note Déborah Labre, qui s’appuie à la fois sur les chiffres de l’enquête OpinionWay citée plus haut, et sur son expérience professionnelle. Un constat partagé par Théo, conseiller en gestion de patrimoine dans un cabinet parisien, qui gère un portefeuille d’environ 800 client·es. “Dans 80 % des cas, lorsque je reçois des couples hétérosexuels qui souhaitent investir dans un projet commun, c’est le conjoint qui prend le lead : il pose davantage de questions, a effectué la plupart des recherches, etc. Sa conjointe est plus en retrait. Elle écoute, mais c’est souvent son partenaire qui prend la parole. Dans ces cas-là, je veille bien à m’adresser à mes deux client·es de manière égalitaire et pas uniquement au conjoint”, précise le conseiller âgé d’une trentaine d’années.


 De la carte bancaire rose fuschia aux safe spaces 

La différence de traitement et d’accès à l’information entre les clients et les clientes revient fréquemment dans la liste des critères évoqués par les femmes qui consultent un conseiller pour se lancer dans un projet. Se sentant infantilisées ou méprisées lors du rendez-vous, certaines finissent par renoncer. Les femmes, qui détiendraient 40 % de la richesse mondiale et qui vivraient en moyenne plus longtemps que les hommes, sont pourtant identifiées depuis des décennies comme des cibles importantes de clientèle par les institutions financières. Les banques usent par exemple de stratégies marketing bien huilées pour les attirer… parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. 

Revenons dix ans en arrière. Peut-être vous souvenez-vous (ou pas) de la “Bred Affinity”, lancée par la Banque Populaire en 2008. Spécialement pensée pour les clientes, cette carte bancaire promet de frénétiques marathons de shopping, avec de nombreuses réductions dans les enseignes partenaires(dont la plupart des magasins de bijoux, de vêtements ou de parfumerie). Ainsi qu’un numéro d’appel gratuit de service pour pouvoir faire rapidement intervenir un plombier ou un serrurier en cas de panne à la maison. Il faut croire que la Société Générale a vu dans la Bred Affinity un trait de génie, puisqu’elle a lancé quelques années plus tard l’offre “Pour elles”, une carte bancaire rose fuchsia pétant, promettant à ses clientes d’être “féminine jusqu’au bout des ongles”. Cette fois, pas de réduction dans les magasins, mais une assurance vol de sac à main et (là aussi) une assistance plomberie. 

Tristement ringardes et franchement pas subtiles, ces offres se font heureusement beaucoup plus rares aujourd’hui. Mais l’idée selon laquelle il faudrait proposer des produits différenciant pour attirer plus de clientes semble encore monnaie courante. “Il arrive parfois que l’on me demande si nous avons des offres d’investissement spécialement pensées pour les femmes. Dans ces cas-là, je réponds patiemment que nous ne faisons pas de distinction et que nous proposons des projets aux rendements les plus intéressants à tous nos client·es. Mais intérieurement, je suis profondément sidérée. À vrai dire, je ne comprends même pas qu’on puisse encore poser ce genre de question !”, fulmine Deborah Labre.

 « Inciter les femmes à parler cash » 

Pour relever le niveau, des plateformes et médias féministes ont récemment vu le jour. Leur objectif ? Briser le tabou de l’argent et inciter les femmes à parler cash, dans tous les sens du terme. Mais aussi leur donner les clés pour investir et les aider à laisser leurs réticences et leur syndrome d’imposteuse au placard. On pense notamment aux newsletters « Plan Clash » de la journaliste économique Léa Lejeune ou « Prends l’Oseille », de la conseillère en gestion de patrimoine et ancienne journaliste économique Héloïse Bolle. 

C’est aussi le parti pris d’Hélène Gherbi, fondatrice de la plateforme Femca (anciennement Golden Girls). Sur ce site lancé en 2020 et qui fonctionne par abonnement mensuel, on ne trouve pas de produits financiers, mais des ateliers axés autour du développement personnel qui invitent à s’interroger sur son rapport à l’argent ou encore à la manière dont les injonctions sociétales peuvent interférer avec son désir d’investir dans tel ou tel projet. On entre ensuite dans le dur avec des conseils techniques et concrets pour se lancer. 

Un safe space, où les femmes peuvent discuter entre elles, et surtout poser toutes les questions qu’elles souhaitent, sans craindre de se sentir jugées ou raillées. “Les sentiments de culpabilité et de honte reviennent souvent chez nos adhérentes. Elles ont honte de ne pas s’y connaître suffisamment ou de ne pas s’y être pris plus tôt pour gérer leur argent”, explique la fondatrice de Femca.Des complexes qui n’ont pas lieu d’être, puisque dans la mesure où l’éducation financière n’est pas enseignée à l’école, les Français comme les Françaises partent à priori du même niveau de connaissance. “À la différence près qu’un mec aura généralement moins de complexe à l’idée de se lancer, quitte à faire des mauvais placements au départ et à apprendre sur le tas”, souligne Hélène Gherbi. 

 L’ambiguïte de l’expression « investissement au féminin » 

La déconstruction des stéréotypes de genre dans le domaine de la culture financière passe aussi par un usage éclairé du vocabulaire. Un aspect particulièrement développé par Capitana, plateforme luxembourgeoise spécialisée en placements responsables et entièrement destinée aux femmes qui se donne pour mission de démystifier le monde obscur de la finance. “Le jargon financier est inutilement complexe et éloigne énormément les femmes des sujets d’argent et d’investissement. Nous publions des glossaires, rédigeons des articles que tout le monde peut comprendre et qui sont adaptés à chaque niveau d’expérience, de la débutante à la plus experte”, précise Alexandra Spasov, directrice de l’investissement chez Capitana.

Une question à laquelle la plateforme Femca accorde elle aussi une attention toute particulière : “Il y a tout un lexique pensé et employé par et pour des hommes, avec des champs lexicaux autour de la guerre et de la construction prétendument ‘virils’ : ‘construire son porte-monnaie’, ‘battre le marché’… Or, les personnes qui souhaitent investir ont toutes sortes d’attentes et pas uniquement de ‘performer’ à tout prix. Utiliser ce vocabulaire revient à limiter l’investissement au seul critère du rendement, ce qui restreint beaucoup le spectre des offres et contribue à exclure les femmes. Même si ces dernières sont, elles aussi, bien sûr, intéressées par la performance”, considère Hélène Gherbi. 

Et que dire de la sempiternelle expression “investissement au féminin”’, que l’on retrouve un peu à toutes les sauces, sur Internet, dans les médias ou les publicités ? Souvent employée pour encourager l’empowerment, mais frisant aussi parfois le femwashing, cette formule un peu fourre-tout mérite de s’interroger sur le sens qu’elle revêt. “Pas d’amalgame ou de stéréotype, chaque individu a sa propre façon d’investir”, assure Alexandra Sparov, de Capitana. Hélène Gherbi, elle, préfère mettre l’accent sur le langage inclusif en féminisant des termes trop longtemps conjugués au masculin. “On parle encore ‘d’investissement au féminin’, ou de ‘porteuses de projets’, quand on devrait tout simplement dire ‘entrepreneuses’ ou ‘investisseuses’ !  Il me semble qu’il y a surtout un travail à faire au niveau de l’approche et de la nécessité de lever les barrières culturelles qui freinent encore les femmes dans leurs projets d’investissement. Le jour où des plateformes comme Femca ne trouveront plus leur raison d’être, cela signifiera probablement que nous aurons réussi notre mission”. 

Car si l’on dit parfois que l’argent n’a pas d’odeur, il devrait surtout ne jamais avoir de genre. 

Publié par :sorocité

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